Le texte qui suit est de Pierre Bailleul,

fils de Pierre BAILLEUL et de Fernande CASTHELAIN

qui a fait un récit de ce qu'il a vécu en mai 1940.

 

La longue marche de mai 1940     Des événements qu'on ne peut oublier ...

Pommeroeul est situé en Belgique, près de la frontière, 8 km à l'est de Condé-sur-Escaut. Actuellement (1992), il ne reste aucune trace de la Maison Provinciale des Frères Maristes. Une route et un canal en recouvrent l'emplacement. Une simple plaque à l'entrée du cimetière communal rappelle les noms des 60 Frères qui y furent inhumés entre 1903 et 1946.

A l'époque de l'invasion allemande de 1940, j'étais à Pommeroeul, l'un des 15 novices qui restaient des 20 de la prise d'habit d'août 1939 ; 15 jeunes dont 8 lorrains et 7 de la région Nord. Durant la semaine du 10 au 17 mai , nous avions vu transiter de nombreux réfugiés dont un groupe d'hommes à vélo, de la province de Luxembourg, accompagnés de leur curé. Le 16, les quelques scolastiques de la maison étaient partis vers la France, à la recherche d'un train. Le lendemain soir, c 'était notre tour. Direction Péruwelz, par le canal et le bois, soit 12 km. La longue marche commençait.

Nous partions en uniforme, soit la lourde soutane de drap (2 kg minimum) ; sur le bras, le manteau-cape de même tissu, bon coupe-vent et passable tapis de sol de 2,5 m2, mais encombrant pour la marche au soleil. Pas de sac à dos mais une valise à la main, quelques piécettes trouées dans les poches , à peine de quoi s'offrir la moitié d'un demi ... Mais nous avions de bonnes jambes, habitués que nous étions à la promenade bi-hebdomadaire de 12 à 15 km et au football quotidien d'une heure contre les gendarmes belges, nos locataires depuis 9 mois. Avec nous, le maître F.Norbert, toujours infatigable et son second, le F. Louis-Noël, plus poussif, tous deux la soixantaine.

Samedi 18 mai. Après la nuit passée au pensionnat de Péruwelz, départ vers St-Amand, à 22 km. Route pénible dans le chassé-croisé des civils et des miliaires. Le soir, arrêt au collège de la ville. Bivouac sur le plancher d'une salle de classe, le reste de la maison étant occupé par les militaires.

Dimanche 19 mai. Au petit jour, chez les Visitandines voisines, messe de la Ste-Trinité, écourtée par le bombardement du collège. Un vitrail tombe sur les chaises de la chapelle. Ca devient sérieux. A la sortie de la ville, vers Orchies, première vision d'une rue bombardée et en feu. Je n'ai pas encore oublié ce couple tué à l'entrée de la rue : l'homme n'avait plus de visage. Moral bien refroidi pour rejoindre Orchies, à 15 km, où il n'y a pas plus de train qu'à St-Amand. Nous sommes accueillis par Mr et Mme C. qui nous offrent les pièces de leur maison pour passer la nuit. Une de plus sur le plancher avec une valise pour oreiller.

Lundi 20 mai. Prochaine étape prévue : Lille, à 26 km. A l'entrée de Pont-à-Marcq, des soldats anglais pillant les caves d'un débitant de boissons, mettent dans nos grandes poches des litres de blanc et même du Pernod. A la sortie du patelin, lors de la pause dans une cour de ferme, tout était déjà bu, dilué dans de grands seaux d'eau. De quoi nous rendre inconscients lors de la traversée périlleuse de l'aérodrome de Lesquin ! Trois chasseurs à cocardes anglaises nous mitraillent par trois fois. Planqués dans l'étroit fossé du bord de la route, nous voyons de près les impacts dans la terre. Le F.Louis-Noël a le mollet déchiré par une balle. Dans une voiture militaire anglaise de passage, un soldat est tué d'une balle dans la tête, un autre a le genou éclaté ... Nous laisserons le Frère blessé dans une famille à Ronchin.

Le groupe se rend à l'école St Nicolas, rue St Marc. Henri Douchy va à Loos chez sa mère ; André Jonville part à la recherche d'un oncle au faubourg du Sud ; je ne trouve à la maison que Maman et les deux plus jeunes soeurs ; Papa et les quatre plus grands ont « évacué » depuis le matin. Une alerte nous oblige à passer une partie de la nuit dans « la chambre froide » des fortifications, en face de la maison.

Mardi 21 mai. Il me faut repartir : je rejoins les confrères avec un vélo, mais c'est Gérard Vermeersch qui l'utilisera, accompagné de Pierre Haas en possession d'un autre vélo trouvé sur place. Ils parviendront à Cassel directement, sans problèmes. André Jonville a trouvé une vieille camionnette au rancart. Il l'a remise en état de marche pendant la nuit. Elle portera nos bagages et les plus fatigués. Et, en route ! direction Aire s/Lys via Béthune. Trajet sinueux : Haubourdin, Santes, Wavrin, Sainghin, Illies, Lorgies ... La N.41 nous est interdite par l'armée et nous avons perdu la camionnette avec André Jonville, le F.Norbert et Alphonse Kuffler.

Nous restons onze, les bras ballants. Trois seulement ont des papiers d'identité et, seul, je porte un peu d'argent confié par Maman. Nous ne savons pas même où nous sommes : les panneaux indicateurs sur les routes ont disparu. Sur la place de Lorgies, un avion nous mitraille : juste le temps de s'enfoncer dans la paille d'un hangar de ferme. Tout près, une grange est en feu. On décide de s'arrêter au prochain village pour la nuit. Il n'y reste que quelques réfugiés et le maire nous offre une maison. Nous serions, paraît-il à Richebourg. Bonne nuit tranquille dans de grands lits confortables, à nous reposer de nos 28 km.

Mercredi 22 mai. Dans un magasin à la sortie du village, nous trouvons dix vélos. René Staes fera même la route avec un vélo pour enfant. Moi, plus léger, je serai pris en charge sur le cadre du vélo de Charles Jacob. On se sépare avec rendez-vous à Cassel. La faim nous arrête à la Motte-au-Bois. Le Curé nous retient à dîner et nous questionne très adroitement. Il se trouve qu'il est l'oncle d'un confrère connu, Jacques Devienne, apparenté à un ancien maître des novices, le F.Sigisbert, décédé.

Pour éviter Hazebrouck, nous passons à Sec-Bois, plus à l'Est . Une auto militaire anglaise nous rattrape. Nous sommes embarqués avec le  vélo et conduits au P.C. Des gens nous ont dénoncé comme parachutistes. Notre tenue rappelle, en effet, celle des « Fallschirmjäger » de l'armée allemande. Pour bien faire, Charles Jacob, lorrain, n'a aucun papier, pas d'argent, un accent germanique très prononcé. On nous amène au Curé de Sec-Bois qui nous demande le nom du Curé de la Motte-aux-Bois. Je lui dis qu'il est l'oncle d'un confrère appelé Jacques Devienne. C'est heureusement le bon oncle et nous voici ramenés à la Motte-aux-Bois pour une confrontation. Enfin libérés, on nous reconduit à l'endroit exact où nous avons été « épinglés ». Ouf ! Les gens disaient déjà à notre passage « Comme ils sont jeunes ! Et on va les fusiller... On en a encore vu passer d'autres à tel et tel endroit ... ». A Borre, 3 km plus loin, c'est un soldat français qui nous arrête et, rigolard, nous amène à son capitaine, dans l'arrière-salle d'un petit café. Nouvelles explications. Le capitaine très compréhensif et visiblement fatigué veut nous indiquer gentiment la route pour Cassel. C'est nous qui lui détaillons les routes et le pays sur sa vieille carte Michelin !

A Hondeghem , au fond d'un fossé accueillant, nous assistons à une belle bataille aérienne ; un avion allemand est descendu à quelques centaines de mètres. Nous traversons la place de Cassel où, sur la droite, quelques bombes viennent d'arracher les façades de deux ou trois maisons. Après cette équipée mouvementée de 40 km, nous retrouvons avec plaisir les confrères arrivés à bon port.

Quelque jours de repos dans l'inquiétude. On sent la guerre se rapprocher du côté de Saint-Omer . L'hospice de la ville est réfugié dans nos sous-sols. Des soldats anglais organisent la défense tout autour de la maison.

Lundi 27 mai. Nous voici plongés dans la bataille. Des obus frappent la maison. Une grenade explose à l'entrée du sous-sol, à l'endroit même où j'étais couché un quart d'heure avant. La trace existe toujours. De la fumée, des cris. Il faut s'expliquer avec les Allemands qui investissent les caves : de grands gaillards impressionnants, bardés de grenades. Ils ont un blessé qu'ils veulent faire dégager sous la mitraille anglaise. Le F.Paul Ziegler qui parle allemand, se dévoue et récolte un éclat dans la jambe.

Le soir, ordre d'évacuer la maison : la bataille de Cassel durera encore trois jours. Les jeunes tentent de partir à vélo : sous la menace, ils doivent les abandonner dans le fossé. Ils courront jusqu'à Saint-Omer. Moi, pas d'aplomb du tout, je descends vers la gare avec les vieux. Deux morts allemands sont déjà enterrés à droite, à l'entrée de la route de Zuytpeene. Les troupes et véhicules de transport allemands sont rangés sur la gauche, prêts à la bataille. Ça ne rigole pas du tout dans leurs rangs. On entend des obus siffler au-dessus de nous et des maisons brûlent dans le haut, du côté de l'aumônerie. Près de la gare, dans le fossé, à gauche, près de la route d'Oxelaere, une demi-douzaine de cadavres de soldats anglais. Le maire de Bavinchove nous reçoit chez lui. Nous passerons deux nuits dans sa cave, assis sur une chaise.

Dans la journée du mardi, je tente une sortie avec le F.René Verdru. C'est pour me faire intimer, sous la menace d'un revolver, l'ordre d'enterrer un civil près de la voie ferrée. J'ai pu éviter cette corvée grâce à l'aplomb impressionnant de mon confrère à l'aspect vénérable.

Mercredi 29 mai. Le F.René Verdru connaît un ancien de l'ICAM du côté de Renescure. Pour ne pas encombrer nos logeurs, nous irons là-bas, les FF. René Verdru et Marcion, deux vieillards de 75 ans, et moi, à pied, bien sûr, mais tout doucement. Le F. Marcion, bon flamand très philosophe, n'a pour tout bagage qu'un sac bourré de tabac pour un mois. Le F. René Verdru n'a pas de grands besoins : il tient le coup depuis 50 ans, avec un ouf par jour et une biscotte, ni plus, ni moins, mais indispensable. Tous les 500 m, on se repose au bord de la route. On attend patiemment la fin de la pipe du F. Marcion et l'on repart .

A Campagne-les-Wardrecques, au-delà de Renescure, on retrouve « l'ancien », Mr Gilson, dans les ruines de sa briqueterie, en train de mettre sur pied un plan de ravitaillement de la région de Saint-Omer. Nous prendrons refuge à l'Ave Maria de Wardrecques, maison de retraites spirituelles. Les troupes au repos l'occupent en partie. Nous aurons droit à chaque passage au salut de la sentinelle de l'entrée. Nos journées se passent à la recherche de « l'ouf » dans les fermes des environs.  Il arrive qu'on en trouve un seul pour 17 sous dans une ferme tranquille, alors que dans une ferme voisine, bourrée de réfugiés et d'enfants en bas âge, on en ramène une dizaine pour le même prix.

Mercredi 5 juin. Cassel étant dégagé, nous y revenons à petits pas. Un fermier de Renescure nous conduit en auto jusqu 'au pied du mont. Les jeunes confrères arrivent aussi de Saint-Omer et nous passons la nuit dans le réfectoire du sous-sol, aménagé en dortoir par les troupes de passage. Je possède toujours une insigne « Tête de mort » découverte sur un calot de SS.

Jeudi 6 juin. C'est le retour vers Lille. Nous avons récupéré la camionnette d'Aire s/Lys avec ses passagers et nos bagages. Pas de difficultés en route : un petit 30 km à pied jusqu'à Armentières ; un passage délicat de la Lys sur un pont provisoire et je bénéficie de l'auto jusqu'à Lille. L'avenue de Dunkerque était à peine déblayée de la bataille de Lambersart. Je retrouve avec joie la famille au complet, dans une maison d'emprunt, rue Camille Desmoulins, l'autre étant très endommagée et inhabitable. Comme cinq autres confrères du Nord, je resterai dans ma famille pendant trois mois difficiles avant de revoir Pommeroeul ; mais ceci est une autre histoire.

Le 6 mars 1992                      Pierre Bailleul

(version revue et retouchée avec les souvenirs d'un autre rare témoin encore vivant)