Lettre de l'Oncle Jules Casthelain, en réponse à celle de sa nièce, Jeanne Bailleul (datée du 12 novembre 1944). Jules Casthelain, Père Blanc à Samoé N'Zérékoré (Guinée Française), Dakar, le 6 décembre 1944 Ma chère Nièce, Je te remercie pour ta longue lettre du 12 novembre que j'ai trouvée à Bamako, à mon retour de Samoé où j'étais allé prendre mes bagages. Je l'ai lue et relue. Elle m'a fait le plus grand plaisir. J'aurais été tout à fait heureux, n'eût été la nouvelle que mon filleul était toujours en Allemagne. Tristesse mais, en même temps, consolation, car je le savais « aux environs de Leipzig » et cette dernière ville n'a guère été épargnée par l'aviation alliée. Enfin, René est vivant, Déo Gracias . Espérons que la libération ne tardera guère. Et maintenant, voici le récit des évènements qui se sont passés par ici : En juin 1940, j'étais à Gonecké comme second du poste, j'étais donc libéré du Supériorat, j'étais trop heureux, cela ne pouvait pas durer et, à la fin de l'année, Monseigneur m'envoie, comme supérieur, fonder un nouveau poste, dans le fin fond de la brousse à Yomou. J'y restais un an puis, en fin 41, je fus renommé supérieur à Samoé. Ma vie s'écoula sans évènements dignes d'être signalés, sauf deux voyages à Bamako pour mes dents. J'ai maintenant un râtelier complet (remède efficace pour éviter les rages de dents), ma santé était bonne. Mais au début de cette année 1944, j'ai commencé à donner des signes de fatigue, je me disais : « C'est l'âge ... ». Mais, au mois de septembre, ayant l'occasion de voir un docteur, je me fis examiner sérieusement (examens, analyses de sang, d'urine, des selles ...), résultat : 1. Anémie, mais pas inquiétante, un peu de repos et de soins auraient suffi à me retaper. 2. Diabète : Le docteur me dit : « Je ne puis pas doser le sucre, je n'ai pas ce qu'il faut, mais vous en avez beaucoup. Il faut aller vous faire soigner immédiatement dans un hôpital... » Je vins donc à Bamako où l'on m'hospitalisa. Je faisais 71 grs de sucre par jour, alors qu'à partir de 50 grs, le diabète est considéré comme grave. Il était temps pour moi d'être soigné et de suivre un régime, sinon, j'y serais resté !... Le traitement fit de l'effet, le sucre tomba à 17 grs. Le docteur me dit alors d'aller chercher mes bagages car il considérait mon rapatriement comme indispensable. Et voilà pourquoi ce soir, je prends l'express pour Dakar où je m'embarquerais par le premier bateau (j'ignore totalement le jour de son départ). Malheureusement, je quitte l'Afrique Occidentale, sans espoir de retour car, même après guérison, il me faudra suivre un régime, impossible à réaliser à Samoé : 1. Pas de sucre (ce n'est pas grave, c'est la punition de tous mes péchés mignons de gourmandise). 2. Le moins possible de féculents ; or, c'est la base de notre nourriture : riz, bananes, colocases*. Il y a exception pour les pommes de terre qui sont autorisées. Mais, à samoé, on n'en trouve que rarement. Le docteur m'a donc dit que je ne reviendrai pas. Tandis qu'en France, après quelques mois de repos et de soins, je pourrai reprendre une vie active normale. Je ferme donc la parenthèse sur ma vie coloniale. C'est un très gros sacrifice pour moi, mais je me résigne. Peu importe, après tout, l'endroit où l'on est, pourvu que l'on soit là où le Bon Dieu vous veut. Au point de vue matériel, nous avons été des privilégiés. Nous avions bien la carte de sucre et de farine mais, pratiquement, nous avons eu, même pour ces deux denrées, toujours plus que suffisant. En fait, la seul différence d'avec le temps de paix c'est, qu'au lieu de boire aux repas de la bière « fabrication maison », nous étions au régime aquatique. La maison marche au ralenti, la crise du personnel y est pour quelque chose. A Yomou : un seul père (malade), à Yalenzou : un seul père (réformé), à Samoé : deux pères (réformés), à Gonecké : deux pères mais dont l'un s'occupe de l 'école des catéchistes, le second est Père Mottez dont la santé n'est pas tellement brillante. Je recommande à vos prières la mission en pays guerzée. Puisse Notre Seigneur compenser par l'abondance de ses grâces ce qui manque du côté du nombre des missionnaires. Il est bien regrettable que vous n'ayez reçu que trois colis sur tous ceux que je vous ai envoyés. Actuellement, les expéditions ne sont pas autorisées mais les étiquettes restent toujours valables. J'en ai obtenu pour le 4ème trimestre 44, je les ai laissées au Père Fromont de Samoé qui fera les expéditions en mon nom. Si les colis vous arrivent, vous pourrez lui écrire pour le remercier mais, ne lui envoyez pas d'argent car je lui en ai laissé plus qu'il ne lui en faudra pour couvrir les frais d'achat et d'expédition. Ne m'envoyez pas de mandat actuellement car avant de quitter Samoé, j'ai revendu pas mal de choses pour le plus grand profit de mon porte-monnaie et la plus grande joie des acheteurs, tout heureux de trouver de belles occasions. Plus tard, si j'ai besoin d'argent, je saurai à quelle porte frapper. Et maintenant, il me reste à te souhaiter ainsi qu'à ton papa, ta maman, Charles, Maurice, Thérèse, Agnès, mes meilleurs voeux pour 1945. Bonne et Sainte année 1945 qui sera, espérons-le, l'année de la victoire. Transmets mes voeux à mon filleul, René et à mon neveu, Petit Pierre (pardon, T.C.F.Armand *!). Je t'embrasse affectueusement de loin ainsi que toute la maisonnée. Ton oncle qui t'aime et prie pour toi et pour tous. Jules Maison Mère des Pères Blanc, Maison Carrée, Algérie. P.S. Telle est ma nouvelle adresse, ajoute : « à ne pas suivre » car je ne sais pas à quelle date j'arriverai à Alger. Je suis désigné pour aller au sanatorium de Pau, je m'y rendrai dès que les passages pour la France seront autorisés . En attendant, je vais à Maison Carrée.
* Colocase : Plante tropicale cultivée en Polynésie pour son rhizome riche en féculents (famille des Aracées) * « T.C.F. Armand » : « Très Cher Frère Armand ».
|