Cette lettre fut écrite et envoyée par Jeanne Bailleul, au nom de toute la famille à l'oncle Jules Casthelain, Père Blanc à Samoé N'Zérékoré (Guinée Française), après la "libération". Elle relate les évènements principaux qui se sont déroulés, en général, dans le Nord de la France et, en particulier, au sein de la famille Bailleul-Casthelain durant la période 1940-1944.

 

Lille, le 12 novembre 1944

Cher Oncle,

Nous sommes très heureux de tes deux cartes reçues ces derniers jours. Espérons que tu as reçu notre message du 6 septembre te rassurant sur notre sort, ainsi que notre carte du 23 octobre. A présent qu'il est permis d'écrire plus longuement, nous allons en profiter et te raconter les évènements depuis 1940. Il te faudra attendre patiemment la fin de cette longue histoire (vraie).

1940  2 mai : Communion Solennelle de Thérèse. Nous ne nous doutions guère que les évènements allaient se précipiter. Le lundi 20, les affiches sont apposées à la Préfecture, ordonnant aux hommes d'évacuer la ville et de se replier plus loin. Il était déjà trop tard, même pour les gens possédant une auto. Maman avait préparé les sacs à dos. A 11 heures, Papa, René, Maurice, Charles et moi-même, partons à vélo. Nous laissons à la maison, Maman, Thérèse et Agnès, Bonne-Maman et Tante Marguerite.

Premier arrêt à Beaucamps, au pensionnat des Frères Maristes qui nous offrent à dîner. Nous repartons. Ce n'est que files interminables de réfugiés belges et français. Nous doublons même les autos qui n'avancent pas plus vite que les réfugiés à pied. Nous couchons le soir à La Buissière, près de Béthune. Je n'avais pas l'habitude de faire du vélo et, le lendemain, quand il a fallu repartir, j'étais toute courbaturée ; enfin, nous avons voyagé un peu partout, cherchant une issue pour partir toujours plus loin : Hesdin, Blangy-sur-Ternoise, Bois d'Azincourt, Fruges ... Cette dernière ville brûlait encore et c'est là que nous avons vu les premières victimes des bombardements. Nous étions sur la grand'route de Montreuil-sur-mer quand nous aperçûmes les deux premiers Allemands en side-car. Il était inutile d'aller plus loin.

Nous revenons sur nos pas et nous nous heurtons à un convoi blindé sur la grand-route de Saint-Omer. Nous descendons dans les champs et prenons la route secondaire qui mène à Senlis (Pas-de-Calais). Nous logeâmes deux jours chez des personnes qui mirent même leurs lits à notre disposition. (Le beurre, à ce moment-là, coûtait 10 F le kilo ; à présent, 450 F)

Et voilà, nous reprenons le chemin du retour. Mais voici que les choses se compliquent : Nous doublons les Allemands et, à Auby, nous retrouvons les Anglais qui gardaient les ponts minés. Impossible de passer. La nuit même, les ponts sautent avec fracas. Nous dormions sur des chaises, les coudes sur une table. Seul Charles, qui a toujours le sommeil profond, ne se réveille pas. Pourtant, il y avait de quoi ...

Le lendemain, le propriétaire (Conseiller Municipal de la ville) reprend possession de sa maison mais il nous laisse faire ce que l'on veut. Papa va tous les jours aux nouvelles (clandestines). Enfin, nous apprenons que Lille est occupée et qu'il est possible d'y retourner. Nous prenons congé du Conseiller Municipal qui pleure sur notre départ et nous nous mettons en route le samedi 1er juin.

Inutile de te dire que les chevaux sentaient l'écurie !... En cours de route, les Allemands veulent prendre René pour lui faire faire du déblayage, mais, en douce, nous leur faussons compagnie en quatrième vitesse. Nous sommes de nouveau arrêtés plus loin, mais Papa a eu la bonne idée de leur montrer la photo où nous sommes tous réunis. Cela nous sauve encore une fois. Grande famille, n'est-ce-pas ?

Sur le parcours, pays de mines, nous étions noirs de poussière et l'on se disait : « Vivement qu'on arrive pour prendre un bon bain ... » En fait de bain, une bonne douche nous attendait ...

Le quartier sud était bien démoli. Enfin, la maison ... Dans quel état ! Nous retrouvons Maman, au milieu des débris, cherchant à récupérer le plus possible. La maison avait été ébranlée par une première bombe tombée sur la maison voisine et, au cours de la bataille, elle a reçu une dizaine d'obus. Heureusement, Maman, Thérèse et Agnès n'étaient pas là. Le quartier était rassemblé dans les casemates des remparts : 5 jours enfermés, sans boire, sans manger, sans dormir. C'était infect, surtout que la prison de Loos avait ouvert ses portes et une partie des détenus se trouvaient là. Une femme voulut sortir et elle fut atteinte par des balles. Les Tirailleurs Sénégalais défendirent le terrain pied à pied. Dans le jardin, les soldats avaient établi une pièce d'artillerie et creusé des tranchées. Trois soldats ont été enterrés dans le jardin voisin.

Enfin, il y a encore beaucoup de choses à te raconter sur cette période tragique mais, malgré la liberté, il est préférable d'attendre encore !... A ton prochain retour, nous nous souviendrons encore des évènements passés.

1941   La maison étant inhabitable, nous logeons provisoirement au 59 de la rue de Loos. Le jardin de cette maison avait une sortie boulevard de Metz ; très pratique pour Papa qui se trouvait à proximité de l'atelier. C'est une maison immense et glacée. En plein hiver, un verre d'eau gelait dans la chambre de Maman. Année terrible aussi pour le ravitaillement, nous avons mangé des rutabagas. Par malheur, tes colis n'arrivaient pas toujours à destination, nous n'en avons reçu que trois. A ce moment-là, c'était le règne du vol et du pillage. Pierre, de retour d'évacuation après bien des péripéties , s'installe à Beaucamps le 22 septembre. Il est, de ce fait, très rapproché et nous pouvons aller le voir souvent.

A cette époque, nous t'avons envoyé, par intermédiaire, les photos de toute la famille. Tu n'en as pas accusé réception ; nous supposons donc qu'elles ne sont jamais arrivées à destination. C'est pour cela que je joins deux autres exemplaires. Ce sont plutôt de vieilles photos, trois ans de passés. Maurice, Charles et Thérèse ont bien changé depuis. Nous espérons t'en envoyer de nouvelles dans la prochaine lettre. Tu pourras ainsi comparer.

1942   Le ravitaillement est de beaucoup meilleur que l'année précédente et, pour la Communion Solennelle d'Agnès, nous nous sommes bien débrouillés. Agnès n'a pas eu de chance, ayant mal aux dents ce jour-là.

Aux grandes vacances, le Secours National envoie Thérèse et Agnès dans une ferme à Renescure près de Saint Omer. Il y a la ferme et le château construit en 1471. Il est aussi appelé le « Castel de Zuthove ». Il est entouré d'eau et il faut y accéder par un pont. Enfin, ces demoiselles ont vécu la vie de « châtelaines-fermières », car les habitants du château sont également les fermiers. Maintenant, Thérèse et Agnès savent traire les vaches. Elles ont été reçues à bras ouverts et, à chaque congés ou vacances, Madame Stoven les réclame. Elles ont été également à Steenwerck, chez les cousines à Papa.

Le 4 septembre, Pierre est envoyé à Pont-Sainte-Maxence, près de Paris, où il passe avec succès la seconde partie du Baccalauréat.

Enfin, le date fatidique du 15 décembre. René reçoit sa feuille de route pour l'Allemagne. A ce moment-là, on venait chercher les jeunes gens au saut du lit. Il a donc été contraint de partir.

Il y avait des départs tous les jours , les trains étaient bondés. Ce jour-là, le temps était détestable et il pleuvait. La première année, René a été malheureux. Il travaillait aux mines (lui qui aimait tellement être à l'air ...) et il faisait trois heures de marche quotidienne pour aller au travail. Le ravitaillement n'est pas fameux non plus et nous lui adressons souvent des colis. Heureusement, sur tous nos envois, un seul colis a été perdu. Que va-t-il devenir maintenant qu'il ne peut plus rien recevoir ?

Il y a quelques mois déjà, il avait changé de travail. Il était affecté à une usine de réparation pour les wagons et il disait que le ravitaillement était meilleur. Par bonheur, il n'a pas eu le souci des bombardements car son camp est dans un petit village, loin des grandes villes. Les messes sont dites en cachette et il ne peut y aller que rarement. A Noël, il était le seul français à assister aux offices. Espérons que cette guerre ne tardera pas à se terminer et que nous serons à nouveau tous réunis. Nous lui écrivons par la Croix Rouge sans savoir si nos messages lui parviendront un jour. Nous sommes sans nouvelles depuis le mois d'août.

1943   10 janvier : vingtième anniversaire de la maison Bailleul & Cie. Nous sommes invités au banquet !... Donné à cette occasion chez Monsieur Buisine.

Le 13 janvier, bombardement. Je relève un bombardement à la date du 28 mars. Il y en a d'autres mais je ne me souviens plus des dates.

Le 10 avril, nous apprenons la mort de Pierre Trackoen, décédé des suites de ses blessures de la guerre 14 ; je dis blessures, je me trompe, il était gazé.

Le 18 octobre, Agnès rentre à l'École Normale de Loos. Elle a du mal à s'habituer, n'ayant jamais quitté la maison. Nous pouvons aller la voir le dimanche après-midi ; mais, elle a d'ailleurs un jour de congé toutes les quinzaines. Maintenant, tout marche comme sur des roulettes et elle est très contente.

1944   Pierre est nommé professeur à Quesnoy-sur-Deûle. Je joins une photo représentant les Chers Frères. Trois professeurs sont alsaciens. Le Cher Frère Directeur est au premier rang, au centre.

Le 1er avril, à 11h ½ du soir, un train de soldats SS était de passage sur la ligne d'Ascq, quand une explosion se produisit, coupant deux rails, provoquant ainsi le déraillement de trois wagons. Les soldats en furie ont été chercher les hommes dans le village et les ont amenés sur la voie ferrée. Là, en passant par la cabine d'aiguillage, ils étaient battus à coups de crosses. Ils les obligèrent ensuite à monter dans un wagon. C'est à ce moment que le massacre commença. Un officier faisait descendre les hommes et, au fur et à mesure, les abattait à coups de révolver. 90 hommes ont ainsi été tués. Ils furent ensuite alignés le long de la voie ferrée et achevés...

Pendant ce temps, d'autres hommes étaient alignés, prêts à subir le sort des précédents, mais, à ce moment, des Allemands arrivaient de Lille en auto et s'annonçaient à leurs compatriotes occupés à leur sinistre besogne. Grâce au chef de gare qui, bien que blessé, avait réussi à téléphoner en gare de Lille pour faire part de ce qui se passait, beaucoup d'hommes ont été sauvés. Le chef de gare de Lille a alerté la Kommandantur qui envoya des forces de police allemande, les seules qui pouvaient arrêter la fureur des SS.

Monsieur le Curé a été tué à bout portant pendant qu'il donnait l'absolution aux mourants. Monsieur l'Abbé Cousin a été massacré et ensuite achevé. Jean et René Trackoen ont été massacrés sous les yeux de leur mère et de leur sour et achevés sur la voie ferrée. Le Cardinal a protesté auprès des autorités allemandes et il adressa un rapport détaillé au Vatican.

Pendant la nuit de Pâques, nous avons subi le bombardement le plus terrible de la guerre. Vers 1 h du matin, nous avons dû descendre précipitamment à la cave car les bombardiers étaient déjà au-dessus de nous. Un chapelet de bombes était déjà tombé.

Pendant 40 minutes, nous avons vécu ne sachant trop comment. Nous croyions notre dernière heure arrivée. Thérèse était à Renescure et Charles campait à Wavrin. Nous sommes remontés à deux heures moins le quart et nous avons bu un peu d'eau sucrée-rhumée, ce qui nous a un peu rafraîchis car, nous avions la bouche pleine de poussière. Nous étions éclairés à la bougie car l'électricité ne fonctionnait plus, ce qui faisait encore plus lugubre. Dix grosses bombes sont tombées à moins d'un kilomètre de la maison et une bombe est tombée dans le jardin, faisant un entonnoir formidable. La veille, Papa avait planté ses petits pois, c'est dommage, mais il est préférable qu'elle soit tombée dans le jardin au lieu des maisons.

Le lendemain, le premier bilan est de 400 morts et 600 blessés. Depuis, 200 personnes sont mortes des suites de leurs blessures.

Au début de mai, nous eûmes encore à subir un bombardement qui dura 20 minutes. Aussitôt que les fusées furent jetées, nous sommes descendus en 4 ème vitesse à la cave. Il fut presque aussi terrible que le précédent.

A partir du mois de mai, la situation est assez tendue. Alertes sur alertes , à longueur de journée, ainsi que les bombardements. Le dernier  a eu lieu le 8 août, à 11 h du soir.

Dimanche 3 septembre, quelques groupes d'Allemands résistent encore dans les banlieues. Ils ont refusé de se rendre aux FFI et attendent les troupes anglaises ou américaines. A 14 heure, une formation de SS résiste encore au Bois d'Emmerin. Ils ont fait 15 femmes prisonnières et un parlementaire vient déclarer que si le libre passage de Lille n'est pas permis, les 15 femmes seront fusillées et la ville mise à feu et à sang. Un parlementaire français va voir les SS et leur démontre la situation : ils sont encerclés de toutes parts. Le chef remet alors les 15 prisonnières au français mais il refuse de se rendre. Quelques jours plus tard, toute résistance a cessé.

Le 18 septembre , nous sommes réveillés en sursaut par une bombe volante qui s'est écrasée à Loos-Ennequin. Depuis ce jour, la banlieue de Lille en a reçu une vingtaine.

La semaine passée, Pierre, ou plutôt le Cher Frère Armand Maurice, a passé avec succès le 1er certificat de licence en Mathématiques.

Avec tous ces évènements, Papa a été bien affaibli mais, maintenant, il va beaucoup mieux. Maman demande si tu ne connais pas un remède pour l'asthme. En conséquence, si la Guinée Française est salutaire, nous expédions Maman par avion !

Nous te remercions pour tes offres de colis. Ils seront les bienvenus. Maman t'a déjà écrit à ce sujet. Sitôt que l'on peut envoyer des mandats, nous t'en enverrons un. Nous serions heureux de recevoir une longue lettre nous narrant les évènements qui se sont produits dans ton pays depuis 4 ans. Raconte-nous tes activités si, toutefois, tu as le temps de le faire.

Nous, nous recevons de temps en temps la visite du Révérend Père Rose et du Révérend Père A.Sabeau. Ils m'ont priée de te souhaiter le bonjour. Et voilà, j'ai fini ma rédaction. Je suppose que cette lettre te parviendra au début de janvier et je ne veux pas attendre plus longtemps pour te présenter au nom de Papa, Maman et toute la famille, nos prières et nos meilleurs voeux.

Je t'embrasse de tout cour pour tous, en attendant ton retour qui, nous l'espérons, ne tardera plus.

Ta nièce qui t'aime. Jeanne Bailleul                                                      

12 novembre 1944